samedi 31 mai 2025

Le "Shifting" – La Science Décrypte ce Phénomène de Voyage Mental vers un Monde Imaginaire



Le concept de “shifting” – dont le sens littéral est “mutable”, “transformable” – est basé sur la théorie des multivers, c'est-à-dire l'hypothèse de l'existence d'univers multiples. Cette hypothèse propose que chaque ligne temporelle alternative possible est réelle et possible, et que ces lignes temporelles existent dans des univers parallèles.

Le “shifting” consiste à basculer de la réalité vers une expérience imaginaire de façon volontaire. Le déplacement de la réalité est considéré avant tout comme une expérience subjective et personnelle du jeu imaginatif plutôt que comme une altération littérale et objective de la réalité.

Ici, le voyage se passe uniquement dans la tête, sans aucun stupéfiant ni aucune technologie si ce n’est l’imaginaire. Le shifting se rapproche principalement du rêve lucide, de la méditation ou encore, de l’autohypnose. Les sons, les odeurs, le toucher… Tout peut devenir “réel” avec une bonne dose d’imagination, à condition d’accepter cette réalité “désirée” et d’oublier la réalité “actuelle”. Il suffit de se plonger dans un souvenir agréable qui est vraiment arrivé ou bien de s’imaginer vivre dans un monde totalement fantastique. C’est au choix.

Cette pratique peut se définir comme un désengagement de la réalité présente pour investir une réalité fantasmatique, souvent inspirée de la culture populaire, dans laquelle le sujet vit une expérience immersive gratifiante.

Le confinement lors de la pandémie de Covid-19 a eu des effets significatifs sur l’activité humaine, à l’échelle de la société, bien sûr, mais également sur le plan individuel. Par exemple, une étude canadienne récente a montré que la consommation d’alcool avait augmenté pendant cette période, ce qui peut être le témoignage d’une tendance à fuir une réalité morose, privée des activités mobilisant habituellement l’intérêt. La difficulté à faire face à une réalité non souhaitée peut aussi venir expliquer l’observation d’une augmentation du “shifting” qui s’est propagée par les réseaux sociaux particulièrement au sein de la population adolescente.

L’aspect “technique”, qui donne son nom à cette pratique consiste dans l’aptitude à basculer de la réalité vers cette expérience imaginaire de façon volontaire. Un autre aspect souligné par les pratiquants est l’adhésion puissante à cette réalité “désirée”, qui nécessite de suspendre l’incrédulité usuelle, pour apprécier pleinement le contenu de l’imagerie visuelle et sonore constituant l’expérience. C’est précisément cette adhésion et la suspension de l’incrédulité qui semblent susciter l’inquiétude de l’entourage ou des professionnels de santé, en ce qu’elles pourraient menacer l’adaptation du sujet à la réalité “vraie”.

Un voyage mental sous contrôle

Ce que les pratiquants du shifting décrivent s’apparente à une forme de voyage mental sous contrôle.

Le voyage mental repose sur le désengagement de la situation présente pour générer une représentation mentale spécifique : par exemple, l’évocation d’un souvenir personnel repose sur l’activation d’une scène tirée du passé, qui est “rejouée” mentalement. Le voyage mental peut aussi être involontaire, avec l’irruption de souvenirs autobiographiques, ou de scènes fantaisistes, sans lien avec la réalité. Néanmoins, il demande toujours au sujet de se désengager de l’activité en cours, qui doit être suspendue, sauf s’il s’agit d’une activité routinière, de faible exigence, comme la marche, le tricot ou toute activité répétitive monotone, qui pourrait même favoriser le voyage.

Ainsi, nos activités mentales – et les comportements connexes – peuvent être classées en trois grands modes, entre lesquels nous naviguons en fonction des contextes :

* Le mode “exploitation”, qui consiste à remplir les tâches dictées par l’environnement, sous la forme d’un certain asservissement du cerveau à ses routines.

* Le mode “exploration”, lorsque nous sommes confrontés à un contexte nouveau qui nous contraint à développer des stratégies originales au résultat incertain.

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 Le mode “désengagé”, où l’absence de contrainte environnementale nous rend susceptibles de nous livrer à une activité autonome, de “vagabondage mental” – le fameux voyage – qui consiste à manier des idées, ressasser le passé, envisager l’avenir, etc.

Depuis les travaux pionniers du neurologue Marcus Raichle, ce troisième mode, considéré comme un mode “par défaut”, dans lequel le sujet bascule lorsqu’il n’a rien à faire – ni exploiter ni explorer –, repose sur un réseau cérébral impliquant les territoires frontaux et pariétaux.

Or, le shifting repose sur un désengagement du réel, et la réalisation d’un voyage mental “contrôlé”, où le sujet maîtrise, en partie au moins, le cours de son imagerie mentale.

Des travaux expérimentaux récents ont permis de mieux comprendre, chez l’animal, comment fonctionnait cette aptitude, qui n’est donc aucunement l’apanage de l’être humain, qui permet de se désengager du présent pour voyager mentalement dans l’espace et dans le temps.

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Les territoires mouvants du voyage mental


Une équipe de chercheurs de l’Université Grenoble Alpes, CNRS, Inserm, CHU St Étienne, CHU, Grenoble Alpes, ont publié en mars 2025 un article de synthèse sur le voyage mental dans la revue Médecine/Sciences – INSERM (Paris).


Le voyage mental, créatif et décarboné, est une expérience que tout le monde peut vivre sans effort pour s’abstraire de l’immédiateté et se projeter au-delà du réel. Cette faculté de pouvoir effectuer ce voyage virtuel interroge les philosophes et les scientifiques. D’ailleurs, qu’est-ce que voyager mentalement ? Quels sont les circuits neuronaux impliqués ? Quelles sont les conditions qui nous entraînent dans un voyage halluciné, nous privent de voyage ou nous permettent de le maîtriser ? Quels sont les avantages adaptatifs de ce périple imaginaire ? Est-il présent chez d’autres êtres vivants et dans nos machines “intelligentes” ?


Les animaux sont capables de voyager mentalement



Une équipe de chercheurs de l’Université Grenoble Alpes, CNRS, INSERM, CHU St Étienne, CHU, Grenoble Alpes, dans une étude expérimentale menée chez le rat, publiée dans la revue Science en novembre 2023, montre que le voyage mental peut être suivi littéralement à la trace chez l’animal.

Dans cette expérience, le rat est placé sur une sphère mobile sur laquelle il se déplace dans toutes les directions. Ces déplacements sont reportés dans un environnement virtuel qui lui est présenté sur un écran placé devant lui, de sorte qu’il peut se promener à son gré dans un labyrinthe numérique, à la recherche d’une récompense délivrée lorsqu’il atteint son but.

Ce faisant, les activités des neurones de l’hippocampe, appelés place cells” (“cellules de lieu”) parce qu’ils codent la situation de l’animal dans l’espace, sont enregistrées afin de constituer une cartographie neuronale de ses déplacements. À l’aide de ces enregistrements, et à force de répétitions des essais, les chercheurs peuvent identifier l’endroit où se trouve l’animal dans le labyrinthe.

Et c’est là que la prouesse expérimentale réside : les chercheurs débranchent la connexion de la molette de déplacement à l’environnement virtuel et connectent, à la place, l’activité des neurones hippocampiques. Ainsi, le labyrinthe dans lequel le rat se déplace n’est plus liée à ses déplacements effectifs mais au plan cérébral qu’il est en train de suivre. Et cela marche : le rat parvient à sa destination – virtuelle – et reçoit sa récompense – réelle –. En somme, il ne se déplace que “dans sa tête”, et non pas dans un environnement. Il réalise parfaitement un voyage mental.

Une autre expérimentation, plus récente encore, menée chez l’animal, a permis de cibler le commutateur qui permet de basculer d’une tâche vers un désengagement de l’environnement. Des souris dont les différentes populations de neurones du noyau du raphé médian, dans le tronc cérébral, sont influencées par le dispositif expérimental peuvent basculer d’un mode à l’autre sous l’effet de l’une des trois populations – neurones à GABA, glutamate et sérotonine –, correspondant aux trois catégories décrites : exploitation, exploration et désengagement.

Ainsi, la suppression de l’activité des neurones sérotoninergiques du noyau du raphé médian permet le désengagement. L’activation ou l’inhibition de l’une des trois populations de neurones permet de basculer d’un mode à l’autre. Le shifting exploite probablement ces propriétés spécifiques, tout en développant une certaine expertise du désengagement, lorsque, tout au moins, le contexte le permet.

Cette découverte constitue une extension prometteuse de la mise en œuvre de l'ICM (déficience cognitive légère) des fonctions sensorimotrices à un domaine plus cognitif et suggère que l'activité hippocampique est sous contrôle volontaire. De plus, l'approche ICM fournit un nouvel outil pour sonder les mécanismes de la navigation mentale et de l'imagination spatiale au niveau des circuits.


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Certains “shifteurs” racontent qu’ils sont capables de se projeter dans le monde de Harry Potter et de ressentir des sensations visuelles ou sonores


Shifter, c'est changer de réalité. Les adolescents, pour échapper à la monotonie du quotidien ou à l'ennui du confinement, se transportent, par la pensée, dans un monde, dans une vie, dans la peau d'un personnage qui leur plaît. Sur TikTok, ils sont nombreux à expliquer leurs techniques, qui relèvent souvent de l'auto-hypnose. Pour s'aider dans leur immersion virtuelle et psychique, les shifteuses préparent à l'avance un scénario, un "script".

Ainsi, une jeune fille se décrit basculant dans un monde inspiré de celui de Harry Potter, au sein duquel elle évolue en interagissant avec ses héros préférés. Il s’agit d’un voyage imaginaire, plus ou moins sous contrôle, interrompu par le retour à la réalité.

Clara est une Potterhead, elle est fan de l'univers de Harry Potter. C'est donc à Poudlard, l'école de sorcellerie de Harry, qu'elle se rend lors de ses séances de shifting. Elle raconte sa rencontre avec Drago, Harry, et les matchs de Quidditch.

En vivant quelques mois à Poudlard l'espace d'une soirée, Clara réussit à avoir des conversations enrichissantes qui lui permettent de mieux appréhender la “current reality ou réalité de base, dans le langage des shifteurs. "Le personnage qui m'a le plus aidée, c'est Harry, parce qu'on se complète, on est à peu près pareils. Je ressens les mêmes choses que lui au même moment, et du coup, il m'a vraiment aidé à remonter la pente”.

Source : France culture. Cet épisode a été diffusé pour la première fois le 22/09/2021.

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Suspendre son incrédulité pour “shifter”

Mais pratiquer le voyage mental et désengager facilement ne doit pas suffire à faire l’expérience d’un shifting satisfaisant, il faut aussi, et c’est sans doute le point le plus critique, parvenir à suspendre son incrédulité. Celle-ci agit comme une sorte de “filtre de réalité”, consistant à détecter les irrégularités de notre expérience mentale pour distinguer ce qui relève de la perception de ce qui appartient à notre propre fantaisie.

Nous pouvons tous imaginer des éléphants roses et les classer correctement dans les produits de cette imagination. Durant le sommeil, les structures qui assurent ce discernement entre fantaisie et réalité – le cortex orbitofrontal et le gyrus cingulaire antérieur – ont une activité qui est suffisamment inactivée pour que nous puissions adhérer au contenu de nos rêves, en dépit de leur caractère fantastique.

Au cours de l’hypnose, ces processus de critique de la réalité sont également mis au repos, de sorte que nous pouvons adhérer à des représentations erronées ; par exemple, mon bras est paralysé. Il est vraisemblable qu’un tel processus, comme le suggèrent les méthodes proposées pour faciliter le shifting, et qui sont évocatrices d’une forme d’autohypnose, soit à l’œuvre pour que le sujet adhère au contenu de son voyage.

Pour beaucoup d’adolescents, cette technique est encore plus puissante que le rêve lucide ou l’autohypnose, car ils peuvent atteindre un niveau de réalisme jamais égalé grâce au shifting. Mais existe-t-il un danger à shifter ? Pour Jean-Marc Berheim, médecin hypnothérapeute, tout est question de balance. Certes, le risque majeur consiste à voir ces personnes perdre pied avec la réalité, tant ils sont accros à leur monde imaginaire. En revanche, le shifting, bien utilisé, peut se révéler un atout de taille pour améliorer la confiance en soi ou pour une échappée belle temporaire et maîtrisée.

Il faut éviter d’en faire une fuite de la réalité, mais en faire une fugue. Une escapade transitoire et sans conséquence. En somme, s'imaginer sur une plage au Brésil ou dans un temple en Thaïlande peut s'avérer un très bon moment, rien que pour soi.



La pratique du “shifting” consiste donc à exploiter une propriété générale, propre à l’humain et 
à de nombreux animaux probablement, qui est de pouvoir s’abstraire du réel pour se projeter dans 
un monde imaginaire, réalisant un voyage mental. Nous commençons à connaître les opérateurs cérébraux 
de cette expérience, mais son contenu subjectif reste hors de portée : c’est bien ce qui fait toute sa magie.


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